De prescripteurs culturels influents à simples “interfaces utilisateur”, les DJs ont vu leur pouvoir s’éroder face à la montée des algorithmes. Retour sur dix années de transformation silencieuse.
2019 : L’écoute radio hebdomadaire touchait encore 89% des Américains de plus de 12 ans. 2022 : ce chiffre tombe à 82%, marquant une érosion continue d’un medium qui était resté stable pendant des décennies. Entre ces deux dates, une révolution s’est opérée en silence : l’algorithme a supplanté l’humain comme principal prescripteur musical.
Cette décennie a vu s’effondrer un modèle vieux de soixante ans, celui du DJ comme “faiseur de goûts” capable d’orienter les habitudes d’écoute de millions de personnes. Mais à quel prix pour la diversité musicale et l’innovation artistique ?
2015-2025 : Chronique d’une Dépossession Annoncée
L’Effondrement du Modèle Radio (2015-2020)
Les chiffres de PwC sont sans appel : les revenus publicitaires de la radio terrestre ont diminué chaque année depuis 2015. Cette érosion constante reflète un changement fondamental dans les habitudes d’écoute, bien avant que la pandémie ne porte le coup de grâce.
L’industrie radio traditionnelle vacille sur ses bases. iHeartMedia et Cumulus Media, les deux plus grands diffuseurs radio américains, ont déposé le bilan ces dernières années. Bob Pittman, PDG d’iHeartMedia, a dû redéfinir entièrement le modèle économique : “Nous ne fournissons plus de musique aux gens. Nous fournissons de la compagnie aux gens”.
La transformation la plus brutale survient en 2020. iHeartMedia licencie des centaines de DJs radio, les remplaçant par des systèmes d’intelligence artificielle. Monisha “Mo” Mann, DJ hip-hop de Fresno, témoigne de cette réalité amère : “Ils ont décidé de remplacer beaucoup de travailleurs, beaucoup d’émissions en direct, par l’IA… et un autre DJ dans un autre état, une autre ville”.
La Montée Inexorable du Streaming (2018-2025)
70% des Américains écoutent désormais de l’audio en ligne hebdomadairement, selon les données Edison Research de 2023. Cette migration massive vers le numérique redéfinit entièrement les règles du jeu de la prescription musicale.
Spotify s’impose comme le nouveau roi de la découverte. Avec ses algorithmes de recommandation et ses playlists automatisées, la plateforme touche des centaines de millions d’utilisateurs sans aucun DJ humain. Mais cette efficacité apparente cache des pratiques discutables : les utilisateurs rapportent systématiquement que la curation algorithmique est “impersonnelle”.
Plus inquiétant encore : Spotify utilise des pratiques similaires au payola avec son “Discovery Mode”, où les labels acceptent des royalties réduites en échange d’une meilleure visibilité algorithmique. Glenn McDonald, ancien data scientist de Spotify, explique : “L’idée du payola, c’est substituer l’argent au goût. Dans la version moderne, vous payez en acceptant un taux de royalties plus bas, et l’algorithme joue votre chanson plus parce que vous payez”.
L’Explosion des Podcasts et la Nouvelle Prescription
42% des Américains écoutent des podcasts mensuellement en 2023, contre seulement 12% en 2013. Cette croissance exponentielle crée de nouveaux modèles de prescription musicale, souvent plus spécialisés mais fragmentés.
Les podcasts musicaux remplacent partiellement les DJs traditionnels. Cependant, contrairement aux DJs radio qui touchaient des millions d’auditeurs simultanément, les podcasteurs s’adressent à des niches spécialisées, réduisant l’impact global de la prescription humaine.
L’Hécatombe des Lieux Physiques
La Fermeture Massive des Clubs
L’underground britannique illustre parfaitement cette crise. Environ 400 clubs ont fermé en Grande-Bretagne au cours des cinq dernières années, soit plus d’un tiers du nombre total. Ces fermetures privent les DJs de leurs laboratoires naturels d’expérimentation et de prescription.
Les coûts immobiliers explosent tandis que les audiences se fragmentent entre les plateformes numériques. Sans public captif, les DJs perdent leur capacité à tester et valider de nouveaux morceaux en temps réel, compétence historiquement cruciale pour leur rôle de prescripteurs.
L’Industrie Électronique Résiste
Paradoxalement, l’industrie musicale électronique affiche une santé financière robuste. L’industrie musicale électronique globale atteint 12,9 milliards de dollars en 2025, soit une croissance de 6% par rapport à l’année précédente.
Cette croissance masque cependant une transformation profonde des dynamiques de pouvoir. SoundCloud rapporte une augmentation de 50% des uploads de musique électronique, mais cette démocratisation de la production se fait au détriment de la curation experte.
L’Algorithme : Nouveau Maître du Jeu
TikTok et la Prescription Algorithmique Pure
TikTok représente l’aboutissement de cette évolution : la plateforme est devenue la source principale de découverte musicale, avec des millions d’utilisateurs découvrant de nouveaux morceaux quotidiennement. L’algorithme TikTok peut faire exploser un titre sans aucune intervention de DJ humain.
Exemple concret : le succès mondial de “Savage Love” de Jawsh 685 et Jason Derulo, devenu viral sur TikTok en 2020, illustre cette nouvelle logique où 15 secondes d’algorithme valent plus que des années d’expertise DJ.
Les Biais Systémiques des Recommandations
La recherche académique révèle les limites structurelles de ces systèmes. Les algorithmes de recommandation musicale tendent à créer des “bulles de filtre” et favorisent naturellement les contenus populaires au détriment de la diversité.
Cette homogénéisation affecte directement la création musicale. Les producteurs adaptent leurs compositions aux exigences algorithmiques plutôt qu’à l’innovation artistique, créant une boucle de rétroaction qui appauvrit progressivement la diversité stylistique.
Résistances et Contre-Tendances
Tous les genres ne subissent pas le même sort. UK Garage et Drum & Bass connaissent une renaissance spectaculaire, avec une augmentation de 100% des uploads Garage sur SoundCloud en 2024. Ces genres bénéficient encore d’une forte curation humaine via des DJs spécialisés.
La scène africaine explose également : Amapiano, Afro House et Afrobeat figurent parmi les grands gagnants de l’année, reflétant l’essor de l’industrie sur le continent. Ces succès démontrent que l’expertise humaine conserve sa pertinence pour faire émerger de nouveaux territoires musicaux.
L’Émergence de Nouveaux Modèles
Les femmes DJs gagnent enfin en visibilité : les DJs femmes ont vu leurs bookings festival augmenter de 40% en 2024. Cette progression suggère une diversification des perspectives de curation, potentiellement bénéfique pour la richesse musicale.
Les stations alternatives prospèrent. FIP Radio en France ou NTS Radio internationalement prouvent qu’un public existe pour la curation humaine experte, même dans un environnement dominé par les algorithmes.
La Culture de l’Appartenance Résiste
L’Identité Tribale de la Musique Électronique
Les fans de musique électronique maintiennent une relation particulière à leur musique. 68% d’entre eux déclarent faire partie de quelque chose que les autres “ne comprennent pas”. Cette dimension tribale explique pourquoi certaines communautés résistent à l’algorithmisation.
Les festivals et événements live affichent des fréquentations records, preuve que l’expérience collective reste irremplaçable. Le besoin de prescription humaine authentique n’a pas disparu, il s’est déplacé vers des formats plus spécialisés.
La Quête d’Authenticité
L’ère de l’IA générative renforce paradoxalement l’attrait pour l’humain. Face à 28% de contenu musical désormais généré par IA (selon notre précédent article), les auditeurs recherchent activement des garanties d’authenticité humaine.
Les DJs deviennent des “labels de qualité humaine”, certifiant que la musique qu’ils diffusent a été sélectionnée par une sensibilité authentique plutôt que par un calcul algorithmique.
Bilan d’une Décennie : Une Transformation Irréversible
Les Gagnants de la Révolution
Les plateformes de streaming dominent désormais l’économie musicale avec des revenus en milliards
Les algorithmes deviennent les nouveaux gatekeepers, concentrant le pouvoir entre quelques entreprises tech
Les producteurs “algorithm-friendly” qui maîtrisent les codes des recommandations automatisées
Les niches ultra-spécialisées qui échappent à la standardisation mainstream
Les Perdus de la Transition
Les DJs radio traditionnels : licenciements massifs et remplacement par l’IA
Les clubs de taille moyenne : fermetures en série face aux coûts et à la concurrence digitale
La diversité musicale mainstream : homogénéisation croissante des recommandations
Les découvertes sérendipiques : réduction de l’imprévisible au profit de l’optimisation
Les Questions Ouvertes
Cette algorithmisation était-elle inévitable ? Les données suggèrent que oui : l’efficacité économique et la scalabilité des algorithmes rendent difficile tout retour en arrière. Cependant, les limites de ces systèmes deviennent de plus en plus apparentes.
Larry Miller, directeur du programme de business musical de NYU, prédit que “nous sommes dans la dernière décennie d’influence telle que nous avons grandi avec l’influence de la radio sur l’écoute musicale”.
Conclusion : L’Humain, Éternel Outsider ou Prochain Comeback ?
Cette décennie aura démontré que l’efficacité algorithmique a ses limites. Les utilisateurs trouvent la curation algorithmique “impersonnelle” et cherchent activement des alternatives plus authentiques.
Le défi des années à venir sera de créer des modèles hybrides valorisant l’intuition humaine et la puissance computationnelle. Car si les algorithmes excellent à optimiser l’existant, ils peinent à inventer l’imprévisible. Or, la musique, par essence, se nourrit d’inattendu.
Les DJs ne disparaîtront pas, mais leur rôle se transforme radicalement. De diffuseurs de masse, ils deviennent curateurs de niche, gardiens de l’authenticité dans un monde d’artifices algorithmiques. Leur survie dépendra de leur capacité à se réinventer comme des alternatives crédibles à la standardisation numérique.
La bataille pour l’avenir de la découverte musicale ne fait que commencer. Et elle se jouera sur la capacité à préserver l’humain dans l’équation, sans renoncer aux bénéfices de la technologie.
À suivre : “Le Coût Caché de la Démocratie Musicale” – Comment l’égalitarisme apparent des plateformes cache de nouvelles inégalités.
Sources
Données Radio/Audio : Pew Research Center, Nielsen Media Research, Radio Advertising Bureau
Industrie Streaming : Edison Research, Washington Post, CNBC
Industrie Électronique : IMS Business Report 2025, DJ Mag, We Are Crossfader
Clubs & Venues : BBC Report, ICMP Music School Blog
Algorithmes & Payola : Kill the DJ, Glenn McDonald (ex-Spotify)
Statistics Genres : SoundCloud, Beatport, Product London
Contexte Historique : Loud and Quiet, NYU Music Business Program
